Fragment autobiographique 9

La voiture avance à bonne allure. La route est quasi déserte. Le ciel, au fil des kilomètres qu’on avale par dizaines, passe du gris sale au bleu sale. Quand il sera bleu vif nous serons arrivés.

Nous nous rendons chez un copain qui a organisé un genre de salon. Il y aura du public, des lectures, beaucoup d’alcool.

Le pote qui conduit la voiture est écrivain, comme moi. À un moment du trajet je ressens un puissant désir pour lui. Il est massif, renfrogné, concentré sur la route. J’imagine la saveur et l’odeur de son sexe et de ses testicules, mal lavés, poisseux de transpiration. Les images et les sensations s’imposent malgré moi. Ça me trouble et m’effraie.

Je ne suis pas amoureux de lui. Je n’ai jamais eu d’expérience homosexuelle et n’ai pas l’intention d’en avoir. À ma connaissance, lui non plus.

Dans l’habitacle je ne bouge pas d’un poil. Nous ne parlons pas. Quand il change de vitesse, il arrive que sa main s’emparant du levier frôle ma cuisse. Que se passerait-il s’il l’empoignait ? S’il la caressait et remontait jusqu’à ma bite ? J’essaie d’imaginer son visage piquant de barbe pressé contre le mien, sa langue épaisse dans ma bouche, son haleine de fumeur et de buveur de café. Je me rends compte que je ne suis pas en train de vivre un fantasme gay mais un fantasme pédophile, dans lequel je serais l’enfant. À cet instant, s’il tentait de m’embrasser ou de m’enculer, je me laisserais faire. J’ai le cœur battant. L’angoisse et le désir se mélangent, je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à sa bite dans mon cul ou dans ma bouche, au goût de sa peau, un goût d’adulte, par opposition à moi qui ait un goût d’enfant, pourtant je suis plus âgé que lui de quelques années. Quelque chose dans ma tête a transformé ce type en mon père et en objet de désir tout à la fois – plus exactement, ce que je fantasme, ça n’est pas mon envie de lui, mais son envie de moi – de me posséder, me dominer, me prendre de force.

Au bout de quelques heures, nous arrivons. Dès que nous sortons de la voiture, le charme qui m’avait saisi se rompt.

 

(illustration: Labaye)