Fragment autobiographique 8

Tout au long de l’année que je passe à la fac de lettres de Montpellier, les trajets que j’effectue sont immuables. Celui qui me conduit de la gare SNCF à mon studio chaque lundi matin ; celui qui me conduit de mon studio à l’université ; celui qui me conduit de mon studio au centre-ville ; au centre-ville une minuscule arborescence se déploie et plusieurs micro-trajets sont possibles : FNAC, Gaumont, bibliothèque, etc.

C’est au cours de l’un de ces micro-trajets que je passe un jour devant une fille qui fait la manche, et puis tous les jours ou presque devant elle. Chaque fois elle est là, au même endroit exactement, vêtue d’un jogging couleur pastel (je ne me souviens plus de la couleur exacte, peut-être mauve pâle), à genoux sur un sac Eastpack, des cheveux blonds, un visage doux. Ça n’est pas encore la mode, les gens qui mendient à genoux. Elle est à l’avant-garde et ça dénote. Je ne lui adresse pas la parole. Je ne lui donne rien.

Je fantasme beaucoup sur elle. À l’époque je suis encore puceau. Je m’imagine lui écrire une lettre lui faisant part de mes problèmes existentiels et de mon envie que nous fassions l’amour. Dans mon fantasme la lettre la touche et elle vient s’installer chez moi, à l’insu de mes parents, ce qui pose des problèmes d’organisation mais nous nous en sortons ; nous sommes amoureux.

J’écris plusieurs lettres qui lui sont adressées, et aussi des poèmes. Chaque fois que je passe près d’elle, le cœur battant, le corps en sueur, j’ai la main crispée sur l’enveloppe. Mais ma main ne quitte jamais ma poche.

Un jour, la fille n’est plus là. Je continue de passer par le même endroit, espérant secrètement qu’elle réapparaisse, mais elle ne réapparaît pas.

Quelques temps plus tard, je suis moi-même clochard, à Toulouse ; je ne ferai pas la manche. Des années après, cette fille deviendra l’héroïne d’un roman porno dont le point de départ est identique au fantasme que je vivais alors. Ce roman, reprenant la thématique de Théorème de Pasolini, sera parmi tous ceux que j’ai écrits, le plus vendu.

(illustration: Labaye)