Quand j’ai fugué pour de bon de chez mes parents, j’ai choisi le jour précis de mon départ en fonction du programme télé : ce soir-là devait passer Blue Velvet, de David Lynch, que je n’avais jamais vu, et je comptais prendre une chambre d’hôtel – la première de toute ma vie – pourvue d’un téléviseur. Mais, étant parti à l’aube pour ne pas éveiller les soupçons de mes parents (j’avais piqué 600 francs dans la boîte où ils rangeaient le pognon, sans me sentir le moins du monde coupable : ils boiraient moins pendant quelques jours, voilà tout), et après avoir passé la nuit à tourner en rond et écrire une longue lettre d’insultes et d’adieux, j’étais complètement épuisé en m’allongeant dans la minuscule chambre, en début de soirée, à la fin d’une longue balade dans les rues toulousaines où j’ai euphoriquement savouré ma liberté malgré la fatigue.
Je me souviens avoir allumé la télévision peu avant le début du film ; je me souviens avoir été distrait par la vue d’une femme presque nue, à travers la fenêtre d’en face ; je me souviens m’être branlé dans un lavabo très abîmé qui me renvoyait mon reflet ; et m’être endormi peu de temps après que le héros du film découvre une oreille dans le jardin de l’homme ayant fait une crise cardiaque.
(illustration: Labaye)