Au foyer de jeunes travailleurs où j’occupais une chambre, et qui n’avait de travailleur que le nom (nous étions sans emploi ni domicile, en rupture familiale, à la ramasse), il y a eu pour Noël un repas spécial, histoire de marquer le coup. Il fallait exceptionnellement payer d’avance un supplément pour couvrir les frais. Je ne pouvais pas : mon ardoise était trop étendue et je n’avais pas un sou.
Je me souviens de Driss, dix-neuf ans, sa famille vivait dans une tour HLM visible depuis le foyer et l’avait viré faute de fric pour nourrir tout le monde ; Driss a fini en prison après avoir assommé un vigile et tué un chien à coups de barre de fer dans le but de voler un camion, il voulait aller voir la mer ; je me souviens d’un autre qui était aussi mon pote, mais j’ai oublié son nom et son âge ; il voulait acheter un détecteur de métal et explorer les plages pour récupérer les bijoux paumés par les vacanciers.
Le soir de Noël, tandis qu’à vingt-et-une heure les autres réveillonnaient au réfectoire, j’ai versé dans un bol deux cuillérées à soupe de lait en poudre ; j’ai quitté ma chambre un instant pour aller remplir le bol d’eau chaude à la salle de bain commune ; de retour dans ma chambre, j’ai versé dans le liquide tiède une poignée de muesli premier prix, mes ultimes réserves ; j’ai mangé en regardant l’obscurité à travers la fenêtre. Je me suis resservi deux fois.
(illustration: Labaye)