Après ma seconde fugue je suis retourné, la queue entre les jambes, vivre chez mes parents. J’y suis resté une ou deux saisons, le temps de disparaître à nouveau de leur vie, cette fois pour de bon, grâce au service militaire (je serais objecteur de conscience, et la solde additionnée de la prime au logement me permettrait de louer une piaule).
Durant ces quelques mois, j’ai organisé ma vie de sorte à les côtoyer le moins possible. Le matin je me rendais en auto-stop à la gare la plus proche puis prenais un train pour Montpellier, où je vaguais sans but jusqu’au soir. La nuit, après être rentré avec le dernier TER et de nouveau en auto-stop, ou à pieds si aucune voiture n’empruntait la départementale, je dînais seul dans ma chambre d’un assemblage de nourriture pillé un peu au hasard dans le réfrigérateur. J’élaborais des sandwiches formidablement garnis. J’étais très triste. Psychologiquement, je me délabrais un peu.
Au cours de cette période, mes parents ont installé un tapis dans la pièce qui me servait de chambre. Je ne le supportais pas. Plusieurs nuits de suite, j’ai tenté de le taillader avec un cutter. Ça n’était pas très efficace et je n’ai jamais réussi à l’endommager réellement. Il m’est arrivé une fois, vers trois ou quatre heures du matin, de pisser dessus. Ça m’a fait rire.
(Deux décennies plus tard, revenant à l’occasion du décès de mon père pour la première fois dans cette maison depuis que j’en étais parti pour de bon, dormant dans mon ancienne chambre, un accès de nostalgie m’a poussé à uriner dans le pot de l’énorme plante verte qui dépérissait près de la fenêtre, tandis qu’un étage plus bas ma mère ronflait, assommée par les somnifères que le médecin lui avait prescrits pour surmonter le choc.)
(illustration: Labaye)